Europe:
un livre et un sondage (I)
16
mai 2013
Cette
semaine du 13 au 19 mai 2013 aura donc été marquée par des
événements très différents comme la sortie du livre dirigé par
Cédric Durand En
finir avec l’Europe[1]
et la publication du rapport du PEW Research Center sur la
représentation de l’Europe par les européens. La tentation de
lier ces deux événements était forte, et j’y ai succombé.
L’analyse de l’ouvrage permet de comprendre les résultats du
sondage. Il les éclaire et montre que la construction européenne,
sous la forme que nous lui connaissons, a atteint un point de blocage
qui ne pourra être dépassé dans un proche avenir. La question qui
est aujourd’hui posée est de savoir si nous aurons le bon sens de
la démonter, au moins en partie, de manière coordonnée ou si elle
éclatera sous le coup de la colère des peuples.
Un
livre important.
Ce
livre est important à plusieurs titres même si son contenu est loin
d’être original et même si certaines de ses thèses appellent une
forte critique. Un certain nombre de textes ont été publiés en
anglais auparavant[2].
Tout d’abord en ceci qu’il constitue la première tentative
raisonnée de ce que l’on appelle la « gauche de la gauche »
de s’attaquer au mythe européen. Aucun des auteurs de ce livre
collectif ne peut être suspecté de tendresse particulière pour des
courants nationalistes. Ensuite par ce qu’il est rédigé par 6
universitaires bien insérés dans leurs institutions respectives, et
qui montre que sur ce sujet une coopération internationale est
possible. On retrouve, dans la liste des auteurs, trois enseignants
dans de prestigieuses universités britanniques, deux enseignants
travaillant en France et un directeur de l’institut Max Planck de
Cologne. Bref, il sera difficile pour leurs contradicteurs de
considérer ces auteurs comme des « marginaux ». La
dimension universitaire des auteurs apporte ici un élément de
crédibilité que l’on pouvait considérer comme manquant, à tort
ou à raison, dans d’autres sources. De ce point de vue, il marque
une montée en puissance de la critique de l’idée européenne par
rapport au livre, fort utile par ailleurs, d’Aurélien Bernier
Désobéissons
à l’Union européenne[3].
Enfin, parce qu’il propose une approche de l’Union Européenne à
travers plusieurs cadres disciplinaires. On y retrouve, bien entendu,
l’économie, avec les contributions de Cédric Durand et de Costas
Lapavitsas, mais aussi les sciences politiques avec Stathis
Kouvelakis, la sociologie avec Wolgang Streek et Razmig Keucheyan
enfin l’anthropologie avec Dimitris Dalakoglu.
L’analyse
du projet européen et de ses manifestations.
D’emblée,
la longue introduction de Cédric Durand (p.7 à p.47) donne le ton.
Après avoir analysé les conditions d’émergence du projet
européen à la fin de la seconde guerre mondiale, il montre qu’il
correspondait pour partie à un projet américain[4],
en particulier avec la figure de Paul Hoffman, administrateur du Plan
Marshall mais aussi de Jean Monnet[5]
qui fut le représentant de ces intérêts. Durand convoque alors
deux auteurs marxistes des années 1970, Enest Mandel et Nicos
Poulantzas pour analyser la dynamique de la construction européenne.
Au déterminisme économique qui pousse Mandel à voir dans le marché
commun une nécessité inévitable répond le souci de l’autonomie
du niveau politique de Poulantzas. Ce dernier comprend que la
distinction « centre-périphérie » fonctionne aussi en
Europe, pour peu que l’on accepte d’élargir le cadre initial des
6 pays fondateurs du traité de Rome. Surtout, par une référence
inattendue mais parfaitement justifiée à Lénine, il montre le
caractère nécessairement réactionnaire que prend le projet
intégrateur européen, dans la mesure où il organise en réalité
une « mise à distance » des institutions et des
politiques par rapport aux peuples. Cette intuition a été
entièrement justifiée par la trajectoire de la construction
européenne. Il faut ici rappeler le court mais très éclairant
livre de François Denort et d’Antoine Schwartz : L’Europe
sociale n’aura pas lieu[6].
Ce livre montre bien les fondements profondément réactionnaires de
la construction européenne telle qu’elle fut mise en œuvre. On
pourrait ajouter que l’impossible synchronisation des rythmes
politiques entre les différents pays, un phénomène qui ne peut que
s’accroître avec l’élargissement de l’UE, accroît cette mise
à distance. La référence à un texte de 1939 de von Hayek est ici
intéressante, mais elle escamote aussi une partie de la critique
hayeckienne des institutions européennes. En fait, Hayek va passer
d’une position à l’autre, défendant l’idée fédérale
justement en raison de la « mise à distance » des
institutions qu’elle implique[7],
mais aussi critiquant férocement le « constructivisme »
de ces mêmes institutions européennes. Ce constructivisme s’exprime
dans l’Euro bien entendu, et les critiques de C. Durand ici
redoublent de virulence à juste titre. Il convient alors lire le
chapitre écrit par Costas Lapavitsas (p. 71 à p. 87) sur une
critique argumentée de l’Euro, analysé comme un élément clef de
la financiarisation des économies européennes. Ayant moi-même
beaucoup écrit sur cette question je n’épiloguerai pas[8],
me contentant de remarquer que toutes les critiques sont justes et
sont même renforcées par l’évolution de ces derniers mois.
L’idéologie
européenne à l’épreuve.
Ceci
nous conduit au terme « européisme », qui fut avancé la
première fois par Hubert Védrine à la suite du rejet du traité
constitutionnel européen en 2005[9],
que j’avais repris dans mon article de 2006, et qui est développé
dans le chapitre de Stathis Kouvelakis (p.49 à p.59). Il faut
alors savoir ce que l’on appelle « européisme ». Tout
projet est, bien entendu, lié à des représentations du monde et le
projet de construction européenne n’échappe pas à cette règle.
Il n’y a là rien d’anormal. Mais, ces dernières peuvent
s’avérer un obstacle pour voir la réalité, créant un monde
imaginaire qui vient se substituer au monde réel jusqu’à ce qu’un
événement particulièrement violent contraigne à devoir les
reconsidérer. Cette substitution d’un monde imaginaire au monde
réel à commencé à se développer à partir du vote de l’Acte
Unique européen, en 1986 et a fonctionné comme une idéologie,
autrement dit un voile entre la réalité et les acteurs, à partir
du traité de Maastricht en 1992. Telle est l’une des thèses de
Stathis Kouvelakis. Cet auteur reprend l’idée de la « mise à
distance » des institutions du contrôle démocratique qu’il
fonde sur l’argumentation de Perry Anderson, un historien et
sociologue britannique de renom[10].
En fait, Kouvelakis va se référer à un ouvrage relativement récent
d’Anderson[11]
pour argumenter « qu’une
mise à distance de toute forme de contrôle démocratique et de
responsabilité devant les peuples est un principe constitutif du
réseau complexe d’agences technocratiques et autres collèges
d’experts qui forme la colonne vertébrale des institutions de
l’UE. Ce qu’on a appelé par euphémisme le « déficit de
démocratie » est en fait un déni de démocratie »[12].
Ceci rejoint une thèse qui n’est pas étrangère aux lecteurs
de ce carnet, que j’avais commencée à développer dans un ouvrage
de 2002[13],
et que j’ai continué à explorer sur ce carnet[14].
On voit bien comment la constitution de la représentation de la
construction européenne en une idéologie s’est accompagnée du
ralliement à la vision de la démocratie purement procédurale que
l’on retrouve chez Hans Kelsen[15].
Kouvelakis
soulève alors la question de savoir si l’Euro, comme projet mais
aussi comme réalité, n’est pas en réalité trop grand pour
l’Europe (p. 52). Il est exact qu’une telle monnaie apparaît
comme devant, en théorie, s’opposer directement au Dollar des
États-Unis. C’est même l’un des arguments les plus fréquemment
avancés par les défenseurs à tout prix de l’Euro. En fait, et
Kouvelakis le montre fort bien, il n’y a pas de volonté ni de
réalité dans la « puissance » européenne. Celle-ci est
fondamentalement faible du côté de l’État et ne cesse
d’affaiblir les États membres au profit de la concurrence et du
marché. La progression du Dollar au sein des réserves des banques
centrales a d’ailleurs été concomitante avec la création de
l’Euro. Il aurait aussi fallu que l’Europe, ou du moins la zone
Euro, se protège de la finance internationale. Il est patent qu’il
n’en fut rien et de l’UE a très souvent devancé le mouvement de
déréglementation international dans le domaine financier. L’idée
d’un Euro constitué comme un « anti-Dollar »
s’effondre devant les faits. Ceci conduit Kouvelakis à évoquer le
« côté obscur de l’européisme » (p. 57),
c’est-à-dire la remontée des vieux stéréotypes racistes
vis-à-vis des populations de l’Europe du Sud, revivifiés par la
bonne conscience des pays d’Europe du Nord. C’est là aussi un
fait incontestable, qui aurait cependant mérité d’être plus
développé. La monnaie unique, créée dans l’espoir, assurément
chimérique, de promouvoir la paix sur le continent européen propage
en réalité le conflit et la violence. C’est l’Euro qui est
directement responsable de la montée d’un sentiment anti-allemand
en Europe, et c’est d’ailleurs l’un des arguments avancés par
le parti « anti-Euro » en Allemagne, Alternativ
für Deutschland,
pour demander la dissolution de la zone Euro. Il ne pouvait en être
autrement dans la mesure ou, organisant une concurrence entre pays
avec des dotations tant en capital qu’en travail qui étaient très
inégales, l’Euro devait produire un phénomène massif de
divergence et non de convergence[16].
Souveraineté
du marché et césarisme
La
contribution de Wolfgang Streeck insiste quant à elle sur la
substitution progressive d’une souveraineté du marché à la
souveraineté démocratique dans le cadre de l’Union européenne.
Ceci a été rendu possible par le « sédatif » constitué
par le développement d’une consommation à crédit elle-même liée
au blocage des revenus du médian le plus pauvre de la population. Ce
« Pumpkapilasmus » est arrivé à son terme en Europe en
2010/2011, après avoir profité essentiellement aux couches basses
et moyennes des classes moyennes. Mais, il a permis de procéder à
cette substitution partielle sans réelle opposition politique, sauf
en France et aux Pays-Bas, comme on a pu le constater avec le rejet
du projet de traité constitutionnel en 2005. De fait, la seule
solution possible sans le « Pumpkapitalismus » aurait été
des dévaluations régulières.
La
contribution à quatre main de Cédric Durand et Razmig Keucheyan est
certainement la plus stimulante, mais c’est aussi celle qui soulève
le plus de questions. Il s’agit d’une tentative de lire le projet
européen comme une application du « césarisme
bureaucratique » défini par Antonio Gramsci dans ses Cahiers
de Prison.
Le concept, présenté en deux pages (p. 89 et 90), est certainement
prometteur. Il permet de rendre compte du processus d’autonomisation
d’une bureaucratie (au sens wéberien) dans le cadre de l’Union
européenne. Mais, ce concept, rappelons le, est fondé sur une
analyse de la fragmentation et de l’inachèvement de l’État
italien. Cet inachèvement traduit la réussite du projet piémontais
d’unité à bas bruit, avec certes des guerres étrangères, mais
faisant l’économie d’une guerre civile majeure en Italie, ce qui
explique la faiblesse de la légitimité de l’État dans certaines
périphéries (Sicile et mezzogiorno) et la persistance de formes
institutionnelles et d’organisation du pouvoir antinomique avec
l’État comme la maffia (dans ses diverses formes). Or, il n’y a
pas de royaume du Piémont-Sardaigne en Europe. Au contraire, nous
trouvons des États dont la construction sociale pour certains est
ancienne. Là ou la bureaucratie piémontaise pouvait s’adosser à
un appareil d’État, quitte à coopter dans le sud certains de ses
membres, la bureaucratie européenne, ou « Bruxelles »,
souffre d’un manque de crédibilité. Elle n’est forte que dans
la mesure où les élites des pays de l’UE veulent la croire forte.
Mais, comme au Poker, qu’un pays demande à « voir les
cartes » et cette bureaucratie sera réduite à sa plus simple
expression. On voit immédiatement les limites de la métaphore. Le
raisonnement des deux auteurs se poursuit sur une réflexion quant à
la nature des sociétés. Ici, la référence manquante à l’évidence
est celle de Guizot[17],
historien et homme politique du XIXème siècle, avec son idée d’un
compromis permanent entre « classes » fondé sur la
construction d’espaces de souveraineté. Il faut ici rappeler la
citation :
«Le
troisième grand résultat de l’affranchissement des communes,
c’est la lutte des classes, lutte qui emplit l’histoire moderne.
L’Europe moderne est née de la lutte des diverses classes de la
société. Ailleurs, Messieurs, et je l’ai déjà fait pressentir,
cette lutte a amené des résultats bien différents. En Asie, par
exemple, une classe a complètement triomphé et le régime des
castes a succédé à celui des classes, et la société est tombée
dans l’immobilité. Rien de tel, grâce à Dieu, n’est arrivé en
Europe. Aucune des classes n’a pu vaincre ni assujettir les
autres ; la lutte, au lieu de devenir un principe d’immobilité,
a été une cause de progrès ; les rapports des diverses
classes entre elles, la nécessité où elles se sont trouvées de se
combattre et de se céder tour à tour, la variété de leurs
intérêts et de leurs passions, le besoin de se vaincre sans pouvoir
en venir à bout, de là est sorti peut être le plus énergique, le
plus fécond principe de développement de la civilisation
européenne »[18].
Ce que
Guizot affirme, c’est non seulement la nécessité de la lutte
comme principe d’engendrement des institutions, mais aussi un lien
circulaire entre une institution de souveraineté, la commune
bourgeoise, et le principe de la lutte des classes. La première
partie de la citation doit alors être comprise de la manière
suivante : sans les garanties que leur donnait la commune,
jamais les bourgeois n’auraient osé franchir le seuil qualitatif
de la lutte pour les institutions de la société dans son ensemble.
En d’autres termes, il n’est de possibilité d’expression des
intérêts que par la conquête d’espaces de souveraineté. En ce
sens, il est incohérent de se dire opposé au libéralisme
économique et à son hypothèse de l’individu autosuffisant sans
reconnaître l’importance de l’État-Nation. Si nos comportements
sont effectivement liés aux règles produites par les systèmes
institutionnels dans lesquels nous vivons, et si l’évolution de
ces systèmes est le produit des conflits sociaux – la « lutte
des classes » chez Guizot – et du développement d’espaces
de souveraineté, on ne peut pas faire comme si l’histoire
accumulée de ces luttes et des espaces au sein desquelles elles se
sont déroulées n’avait pas d’importance. Ce n’est donc
probablement pas un hasard si cette référence est absente du livre.
Au-delà
de ces faiblesses, qui auront leur importance quand viendra l’heure
de la conclusion, un des arguments forts de Cédric Durand et Razmig
Keucheyan est l’analyse de l’éclatement du bloc historique sur
lequel a été construite l’Union européenne dans les divers pays,
ce qui conduit à la profonde crise politique que nous connaissons
aujourd’hui, mais aussi à la décomposition de l’idéologie
« européiste » analysée par Wolfgang Streeck.
Violence
institutionnelle et privatisation de la violence
La
contribution de Dimitris Dalakoglu porte sur le processus de violence
institutionnelle mais aussi de privatisation de la violence à partir
de l’exemple grec. Il montre comment le renforcement des moyens
institutionnels de violence (qu’elle soit physique ou non) va de
pair avec la violence de bandes armées, qui opèrent en synergie
avec cette violence institutionnelle. En fait, on a la description
d’une situation ou des formes de régulation sociale de type
fasciste seraient progressivement introduite mais sans parti
fasciste, et par l’entremise des partis traditionnels de l’arc
dit « démocratique ». Cette situation a ses racines dans
l’histoire de la Grèce, que ce soit celle de la période des
années trente ou de la guerre civile. Elle est donc, en un sens,
spécifique. Mais, on doit aussi de demander jusqu’à quel point la
Grèce n’est pas aujourd’hui un terrain d’essais pour la mise
en œuvre de formes particulièrement brutale de répression. Et
ceci, en un sens, rappelle certains ouvrages de politique-fiction
datant du début de la construction européenne, qui décrivaient la
dérive fascisante d’une Europe intégrée[19].
Les
problèmes qui restent en suspens.
La
conclusion, elle aussi écrite par Cédric Durand, reprend et
synthétise les différents arguments présentés dans le livre.
Signalons un premier point de désaccord, mineur en réalité :
ce n’est pas depuis 2010 que l’Union européenne a basculé vers
le versant obscur (p. 132), celui d’une dérive de plus en plus
anti-sociale et anti-démocratique : c’est depuis 2005. Le
refus de prendre en compte le « non » exprimé dans les
référendums en France et aux Pays-Bas constitue bien LE tournant
dans la construction européenne. Durand analyse ensuite les effets,
tant immédiats que dynamiques des dévaluations internes que l’on
cherche à mettre en œuvre en Europe du Sud, et l’on partage très
largement le constat d’un désastre total. Mais, dans les pages
suivantes (p. 138 et 139) il se livre à une attaque contre le
souverainisme qui ruine en partie les éléments positifs antérieurs.
De quoi s’agit-il ? À la page 138 Cédric Durand écrit :
« C’est
dans cette impasse politique que se glisse la réponse souverainiste
ou nationaliste ».
Outre que le souverainisme et le nationalisme ne sont pas la même
chose, on voit bien que c’est une vision très idéologique de ce
que l’on appelle « souverainisme ». Elle revient à
associer la droite (au sens politique) avec le souverainisme. Or,
nous avons vu à travers la citation de François Guizot qui a été
donnée plus haut que la constitution d’espaces de souveraineté
était une condition indispensable de la construction d’institutions
légitimes. Plus généralement, la souveraineté est la
pre-condition de la démocratie. Si nous pouvons avoir des États
souverains qui ne sont pas démocratiques nul n’a jamais vu de
démocratie dans des États non souverains. Plus loin, il écrit
aussi : « L’abandon
de l’Euro est présenté comme LA solution : le réajustement
des taux de change est censé résorber les différences de
compétitivité et favoriser le redémarrage de l’activité ».
Ici aussi, on tombe dans la caricature. Aucun économiste sérieux,
de droite comme de gauche, ne dira qu’une seule mesure peut être
la solution totale à des problèmes complexes. Mais, il faut
regarder quel serait l’effet d’une sortie de l’Euro et d’une
dévaluation sur ces problèmes et, dans le cas de la France, de
l’Italie, du Portugal ou de la Grèce, l’effet d’une telle
mesure serait incontestablement positif. Les élasticités-prix le
montrent. Avec les collègues qui défendent cette position, nous
avons toujours pris soin d’ajouter que la dévaluation devrait être
nécessairement accompagnée d’autres mesures pour donner son plein
effet. Bref, si personne n’a jamais affirmé qu’une dévaluation
règlerait comme par enchantement la totalité des problèmes, il y a
de sérieuses raisons de penser qu’elle inverserait la pente fatale
sur laquelle nous sommes, et que Cédric Durand, par ailleurs, décrit
fort bien.
En
réalité, le refus de poser la question du souverainisme et de la
souveraineté aboutit à nier le fait que l’action politique soit
un processus séquentiel. Or, c’est l’essence même du
raisonnement en politique économique. La sortie de la zone Euro et
la dévaluation devraient être accompagnées de mesures, pour
certaines immédiates (on pense au contrôle des capitaux) et pour
d’autres plus inscrites dans la durée. Ces mesures ne peuvent être
prises simultanément ; il faut un levier pour mettre en place
un nouveau processus, et c’est très exactement le rôle d’une
sortie l’Euro. Mais, surtout, parce que l’Euro est aujourd’hui
la clef de voûte du processus de libéralisation financière et de
financiarisation des économies européennes, rompre avec la monnaie
unique impliquerait mécaniquement des ruptures en chaîne avec ces
processus.
Très
curieusement, ici, Cédric Durand pourrait être la cible de
critiques adressées d’habitude à la théorie néoclassique. On a
le sentiment qu’il méconnaît la notion de processus et se déplace
dans un univers où le temps court comme le temps long seraient
équivalents. Pour lire d’autres textes de Cédric Durand, il est
clair que ce n’est pas ainsi qu’il raisonne, sauf semble-t-il sur
la question de l’Euro. Ce dérapage est significatif. En ne
reconnaissant pas la place centrale de la souveraineté dans le
processus de construction d’institutions, en imaginant que ces
institutions pourraient surgir « toute armée » d’on ne
sait quel cerveau, nous avons en réalité une refiguration de
l’absence du temps au sein de la théorie néoclassique. La
nécessité de l’action séquentielle était bien comprise des
grands révolutionnaires, qui ont su la mettre en œuvre. Par cette
erreur théorique, Cédric Durand désarme ceux qui voudraient lutter
contre cette Europe dont, par ailleurs, lui et ses collègues ont si
bien et de manière si convaincante décrit la nocivité.
Mais
il y a pire. À la page 139 il écrit : « Quant
à l’ambition de la reconquête de l’indépendance nationale,
c’est une chimère ».
Tout d’abord, on voudrait comprendre pourquoi ce qui est possible
en Argentine et en Corée du sud ne le serait pas pour la France,
l’Italie ou l’Espagne, ou même la Grèce. Ensuite, il y a une
contradiction entre cette affirmation et celle de la page 148 ou il
dit, fort justement, qu’il faut lever l’hypothèque du
Libre-Échange. Lever l’hypothèque ne peut avoir qu’un sens,
celui de mesures protectionnistes, qui bien entendu vont dans le sens
d’une reconquête de l’indépendance nationale. Assurément,
indépendance ne veut pas dire splendide isolement. Mais la
sous-estimation des marges de manœuvre des États-Nations est ici
flagrante et nullement argumentée ni justifiée.
L’esquive
de la question du pouvoir.
Le
plus désastreux, dans un texte qui contient bien des passages forts
justes et utiles est ce fragment, toujours à la page 139 : « Le
principal enseignement est sans doute que l’Europe n’est pas la
question principale pour les gauches sociales et politiques. Leur
problème n’est pas de prendre en charge une solution pour l’UE.
L’essentiel est de repartir de ce qui est premier dans la crise
économique – le chômage de masse ».
Il y a deux manière de comprendre Cédric Durand. La première est
de prendre cette affirmation comme un constat, quitte à le déplorer.
La seconde est de dire qu’il s’agit d’une perspective
programmatique. Mais, dans les deux cas, cela aboutit à esquiver la
question du politique, et en dernière analyse la question du
pouvoir. Cela désarme les personnes à qui l’on a expliqué, et
fort bien par ailleurs, les désastres de l’Europe actuelle. On ne
trouvera donc aucune indication sur la possibilité d’une nouveau
bloc historique qui pourrait justement porter et une sortie de
l’Euro, au niveau national, et une reconfiguration majeure des
institutions européennes au niveau international. Avouons que c’est
un comble pour un auteur qui se réclame de Gramsci ! mais, ce
n’est pas parce que Cédric Durand refuse de considérer un
problème que ce dernier n’existe pas. Le « bloc historique »
qui pourrait porter une telle politique est en réalité en voie de
constitution. Ce qui n’est pas tranché est de savoir s’il sera
hégémonisé par des forces représentant une gauche véritable ou
s’il sera hégémonisé par une droite populiste aux tendances
bonapartistes. La question n’est, pour l’heure, pas tranchée.
Mais ce n’est pas avec ce type de position que l’on a une chance
de voir émerger un projet politique capable de contester à la
droite populiste sa possible hégémonie. Et c’est peut-être là
le plus grave, car le retard pris actuellement sera très dur à
rattraper.
En
tout état de cause, il faut lire ce livre, pour les choses
extrêmement positives qu’il contient mais aussi pour les choses
plus négatives, pour en mesurer l’impact et chercher à les
corriger. Car, en dépit des points que l’on ne peut partager, il
n’en reste pas moins que cet ouvrage présente la première
tentative pluridisciplinaire pour penser l’Europe de manière
réaliste et non de celle des bisounours que l’on trouve d’habitude
au sein du PS et d’une partie du Front de Gauche.
[1]
C. Durand (sous la direction de), En
Finir avec l’Europe,
Paris, La Fabrique, mai 2013.
[2]
En particulier dans l’excellent C. Lapavitsas (sous la direction
de) Crisis
in the Eurozone,
Londres, Verso, 2012 et dans la New
Left Review
numéro de septembre 2011.
[3]
A. Bernier, Désobéissons
à l’Union européenne,
Paris, Mille et une nuit, 2011.
[4]
Mais pour partie seulement, et Durand le montre sans pousser
cependant ses recherches et ses références, car il a existé un
courant idéologique européen avant la première guerre mondiale et
surtout après, poussant à l’intégration européenne pour mettre
fin aux conflits qui ensanglantaient l’Europe.
[5]
Ce qui fut déjà analysé par J-P. Chevènement La
faute de M. Monnet,
Paris, Fayard, 2006.
[6]
F. Denort et A. Schwartz : L’Europe
sociale n’aura pas lieu,
Paris, Liber, coll. Raisons d’agir, 2009.
[7]
R. Bellamy, “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and
Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British
Journal of Political Science,
vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441.
[8]
J. Sapir, « La Crise de l’Euro : erreurs et impasses de
l’Européisme » in Perspectives
Républicaines,
n°2, Juin 2006, pp. 69-84. Idem, « The social roots of the
financial crisis : implications for Europe » in C.
Degryze, (ed), Social
Developments in the European Union : 2008,
ETUI, Bruxelles, 2009. Idem, Faut-il
sortir de l’euro ?
Paris, Le seuil, 2012.
[9]
H. Védrine, « Sortir du dogme européiste », Le
Monde,
9 juin 2005.
[10]
P. Anderson, Lineages
of the Absolutist State,
Londres: New Left Books , 1974.
[11]
P. Anderson Le
nouveau vieux monde,
Marseille, Agone, 2011 (en anglais The
New Old World (2009)
London: Verso)
[12]
C. Durand (sous la direction de), En
Finir avec l’Europe,
op.cit., p. 51.
[13]
J. Sapir, Les
économistes contre la démocratie,
Paris, Albin Michel, 2002.
[15]
H. Kelsen, Théorie
générale des normes,
PUF, Paris, 1996, Paris, traduction d’Olivier Beaud
[16]
J’ai évoqué cela sous le nom d’euro-divergence dans J. Sapir,
« From Financial Crisis to Turning Point. How the US ‘Subprime
Crisis’ turned into a worldwide One and Will Change the World
Economy » in Internationale
Politik und Gesellschaft,
n°1/2009, pp. 27-44.
[17]
F. Guizot, Histoire
de la civilisation en Europe,
rééd. du texte de 1828 avec une présentation de P. Rosanvallon,
Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 1985.
[19]
On pense à A. Mitchell, The
Bodyguard,
Londres, Jonhatan Cape, 1970.
Europe:
un livre, un sondage (II)
18
mai 2013
On
poursuit ici la note, dont la première partie portant sur la
présentation et la critique du livre dirigé par M. Cédric Durand a
été installée le 16 mai. Cette deuxième partie est consacrée à
l’analyse du sondage réalisé par le PEW Research Center[1].
Ce dernier concerne 8 pays (Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie,
Espagne, Grèce, Pologne et République Tchèque). Il est réalisé
tous les ans depuis l’été 2002, à l’exception de 2009 ou deux
sondages furent réalisés (printemps et automne). La Grèce a été
introduite dans l’échantillon en 2012. Ce sondage est basé sur
des échantillons nationaux constitué par un processus aléatoire,
avec des quotas pour le sexe, l’age et l’activité, et des règles
de stratification par régions et lieux de résidences
(urbain/rural). Ce sondage a été réalisé du 3 mars au 23 mars
2013 et la marge d’erreur moyenne est de 3,6% en moyenne.
II.
Un sondage significatif.
La
grande étude que le PEW Research Center vient de publier sur les
sentiments des populations dans les principaux pays de l’Union
européenne concernant l’avenir de l’UE, montre l’existence
d’un désillusion croissante vis-à-vis de l’Union européenne.
Cependant, une des principales conclusion, et certainement celle qui
a le plus d’implication d’un point de vue politique, porte sur
l’émergence d’une déchirure entre la France et l’Allemagne.
Ceci permet de relativiser l’importance des initiatives proposées
par le Président François Hollande lors de sa conférence de presse
du 16 mai dernier. La proposition concernant un renforcement de qui
est appelé, d’ailleurs de manière inexacte, le « gouvernement
économique de l’Europe » va à l’encontre de l’opinion
exprimée dans ce sondage par les populations des 8 pays concernés à
propos de l’intégration économique dans l’Union européenne.
Elle impliquerait par ailleurs une forte synchronisation des opinions
publiques en Allemagne et en France, ce qui est démenti justement
par les résultats du sondage.
L’Union
européenne est-elle « l’homme malade de l’Europe » ?
Le
titre de cette étude est en un sens provocateur. Mais il met le
doigt sur une évidence. Non seulement l’Union européenne est à
l’évidence durement affectée par la crise économique actuelle,
mais en son sein, le noyau que prétendait constituer la Zone Euro
est encore plus malade. Les résultats des pays européens
industrialisés n’appartenant pas à la Zone Euro, soit le
Royaume-Uni, la Norvège, la Suède et la Suisse montrent des
résultats qui vont du légèrement meilleur (cas du Royaume uni) au
très supérieur (cas de la Norvège, de la Suède et de la Suisse).
Une comparaison internationale excluant les pays émergents souligne
d’ailleurs le fait qu’à l’exception du Japon les grands pays
industrialisés ont connu depuis 2000 une croissance nettement
supérieure à celle des trois principales économies de la Zone
Euro, soit l’Allemagne, la France et l’Italie.
Graphique
1
Source :
FMI, Global
Outlook,
Base de données mise à jour en avril 2013.
Ce
sondage met donc en avant l’impact catastrophique de la crise de
l’Euro, que d’aucuns affectent de croire « derrière nous »
sur l’opinion que l’on peut avoir de l’UE : « The
European Union is the new sick man of Europe. The effort over the
past half century to create a more united Europe is now the principal
casualty of the euro crisis. The European project now stands in
disrepute across much of Europe »[2].
On
peut épiloguer sur le fait que la crise de l’Euro, dont la phase
« ouverte » a débuté au printemps 2010 a, en réalité,
révélé et non créé cette situation. En réalité, le phénomène
d’«eurodivergence »
était patent bien avant cette crise, et même dès avant la crise
financière mondiale de 2007-2008[3].
Cette « eurodivergence »
n’affectait pas seulement les grands indicateurs comme la
production, l’investissement et l’épargne, mais concernait aussi
les dynamiques d’inflation que le passage à la monnaie unique
n’avaient nullement harmonisées[4].
La Zone Euro apparaissait ainsi, en raison des institutions mêmes
qui avaient été mises en place, comme une zone de faible croissance
à l’échelle internationale[5].
On
peut aussi soutenir que la logique même de la construction
européenne, depuis « l’Acte Unique » était porteuse
de ce résultat, comme l’affirment de manière convaincante les
auteurs de En
Finir Avec L’Europe[6].
Mais, le constat tiré par le PEW Research Center a valeur de
symbole. On voit bien ici comment se creuse un écart toujours pus
important entre les réponses des hommes (et femmes) politiques,
comme lors de la conférence de presse du Président François
Hollande du 16 mais, et les représentations des populations. De ce
point de vue, il n’est donc pas étonnant qu’une majorité des
personnes auxquelles on avait demandé leur opinion à la suite de
conférence de presse a répondu qu’elle n’avait pas été
convaincue par les propos du chef de l’État.
Une
perte de confiance dans l’UE.
La
perte de confiance dans l’Union européenne et ses institutions est
très claire dans les réponses des personnes interrogées dans le
cadre du sondage réalisé par le PEW Research Center. Sur 4
questions posées, la progression des réponses négatives est
impressionnante depuis 2007. Il n’est pas surprenant que ce soit à
la question sur la situation économique de chaque pays que l’on
observe le plus de réponses négatives. En 2013 il n’y avait que
15% des personnes interrogées pour considérer que la situation
économique de leur pays était bonne. Mais, ceci a une conséquence
immédiate sur la perception de l’Union européenne, qui n’est
vue de manière positive que par 46% des personnes interrogées (il y
avait 68% de réponses positives en 2007).
Tableau
1
Si
l’on détaille les résultats par pays, on obtient des résultats
encore plus spectaculaires dans certains pays. Si, à l’évidence,
les Allemands sont contents de la situation de leur économie
(situation construite, il faut le rappeler, au détriment de celle de
leurs voisins) il n’en va pas de même pour les Grecs (1%), les
Italiens (3%), les Espagnols (4%) et les Français (9%).
Tableau
2
De
la même manière, l’intégration économique, qui reste l’objectif
affiché par la plupart des dirigeants de l’UE, n’est vue
positivement que par 29% des réponses. Ce résultat, comparé à
celui de 2009 (43%) montre une érosion de plus d’un tiers du
pourcentage des personnes dans les dernières années, ce qui est
véritablement impressionnant. Ici encore, la désagrégation des
données apporte des enseignements intéressants. On en aura une idée
en regardant le tableau suivant portant sur l’évolution des
réactions en 2012 et 2013. Ceci est important dans la mesure où,
justement, les gouvernements de certains des pays de l’Union
européenne voient dans un approfondissement de cette intégration
une « solution » à la crise. Jamais la divergence entre
l’opinion des populations et celle de leurs représentants n’aura
été à ce point divergente. Outre ce que cela indique sur la
coupure des élites politiques par rapport aux populations qu’elles
sont censées représenter, des chiffres avec de tels ordres de
grandeur posent à l’évidence le problème de la légitimité
de ces dites élites dans un processus démocratique. De ce point de
vue, on comprend sans nullement l’approuver ni encore moins
la justifier, la tentation du « césarisme bureaucratique »
qu’éprouvent les élites politiques dans l’Union européenne
comme l’on décrit les auteurs de En
Finir avec l’Europe
et en particulier par Cédric Durand et Razmig Keucheyan
[7].
Tableau
3
La
chute de la perception favorable de l’intégration économique est
la plus importante dans la dernière année en France (-14%) suivie
par l’Italie et l’Espagne. Mais, même en Pologne, pays pourtant
réputé pour son opinion « pro-européenne », on assiste
à une baisse significative des opinions favorables. L’attitude
vis-à-vis de l’UE est positive dans 3 pays sur 8, en Allemagne (ce
qui n’est pas étonnant) en Pologne, mais aussi en Italie. Ceci
traduit le traditionnel manque de confiance des Italiens dans leur
propre État, ce qui est la conséquence de la faible légitimité de
celui-ci, mais aussi de l’élite politique qui y est associée.
C’est un problème structurel dans ce pays, qui a trouvé aussi son
expression dans le Movimente
5 Stella
de Beppe Grillo aux dernières élections. De ce point de vue on
retrouve ici un écho de thèses « gramsciennes »
développées dans En
Finir avec l’Europe
par Cédric Durand et Razmig Keucheyan[8].
Il est clair que le Movimente
5 Stella
représente à la fois une forme de la recomposition de l’espace
politique italien et la possibilité de constitution d’un bloc
historique alternatif à le décomposition des blocs historiques qui
avaient été dominants dans les pays de l’Union Européenne depuis
les années 1990[9].
Le
fossé franco-allemand : la fin du binôme ?
Un
second point sur lequel le rapport apporte des éléments
intéressants est le constat qu’un fossé se creuse entre Français
et Allemands. Le point est capital quand on pense à ce que le
« moteur » franco-allemand a représenté sans le passé
comme force d’initiative à l’échelle européenne. On peut
assurément penser que ceci a été en partie le fruit d’une
représentation soigneusement mise en scène. Néanmoins, cette
représentation a eu aussi des aspects de réalité et l’influence
conjointe de ces deux pays, l’Allemagne et la France, au sein des
institutions européennes n’est pas niable. Ce fossé apparaît
clairement dans le tableau 4.
Tableau
4
Ici
encore, il est intéressant de comparer ces résultats à ceux
fournis par les pays dits du « sud » de l’Europe. On
constate, ici encore, qu’à l’exception de l’Italie (et cette
exception ne porte en réalité que sur la perception politique de
l’UE), les avis des personnes interrogées sont très négatifs et
rejoignent, voire devancent, les résultats du sondage pour ce qui
concerne la France.
Tableau
5
Ceci
soulève la question de savoir si la France n’est pas engagée sur
une trajectoire qui deviendrait similaire à celle de ces pays du
« Sud ». Si tel était le cas, cela signifierait la fin
du binôme, déjà fortement déséquilibré, entre la France et
l’Allemagne sur l’Union européenne. Il est certes clair que ces
sondages sont le reflet des représentations des populations mais
aussi de la nature des questions posées dans le sondage. Mais, en
l’occurrence, ceci ne change rien à l’affaire. Si les Français
se considèrent, explicitement ou implicitement, comme des
« européens du Sud », s’ils partagent avec les
Espagnols, les Grecs, et dans une moindre mesure avec les Italiens,
une vision très négative de la politique allemande et de
l’intégration économique européenne, alors c’est folie, et
même folie furieuse, que de vouloir à tout prix renforcer le binôme
franco-allemand. Telle est certainement la conclusion le plus
importante que l’on peut tirer du rapport du PEW Research center.
Ces résultats posent aussi le problème de la constitution
potentielle d’un « bloc » des pays de l’Europe du
Sud. En apparence ceci fait sens. On aurait une convergence des
opinions publiques face à l’Allemagne dans des pays représentants
une fraction importante du PIB et de la population de l’Union
européenne comme de la Zone Euro. Cette convergence pourrait alors
devenir le prétexte à la constitution d’un « Euro du Sud »
dans le cadre d’une partition de la Zone Euro. Néanmoins, cette
idée n’a que les apparences d’une solution. En réalité les
dynamiques économiques au sein de cette potentielle Zone Euro du Sud
sont elles-mêmes très divergentes. La Grèce est clairement un cas
à part, et l’Espagne a connu une impressionnante
désindustrialisation, au point d’avoir un modèle économique
fondé sur l’immobilier et les services financiers (comme le
Royaume-Uni). Le Portugal a une économie qui est très dépendante
de celle de l’Espagne. Si la France et l’Italie présentent des
convergences économiques notables, on voit bien qu’une monnaie
unique sur deux pays n’a pas beaucoup de sens. La convergence des
représentations qui s’exprime dans le sondage du PEW Research
Center montre plutôt que l’on pourrait s’appuyer sur les
opinions publiques pour mettre en place une politique alternative.
Celle-ci impliquerait une dissolution de la Zone Euro qui serait
accompagnée du maintien des instruments de coordination des
politiques monétaires dont le rôle serait étendu dans ce scénario
à la politiques de changes mais aussi à la gestion concertée du
contrôle des capitaux qui serait indispensable pour ce dit scénario.
À
la lecture du livre En
Finir avec l’Europe
comme à celle du sondage du PEW Research Center il vient l’idée,
qui s’affirme comme une évidence, qu’il faut penser l’alliance
des groupes sociaux (ou le « bloc historique ») qui peut
porter une politique alternative en Europe. Cette alliance doit être
suffisamment inclusive pour être capable de résister aux pressions,
tant internes qu’externes, qui se manifesteront lors de la mise en
œuvre de cette alternative. Cela implique de penser cette alliance
au-delà des frontières des couches inférieures du salariat
(ouvriers et employés) même si ce sont elles qui doivent donner le
ton de cette alliance. Il sera capital de pouvoir y intégrer de
larges segments des petits entrepreneurs dont le destin est
aujourd’hui directement menacé par l’Europe et par l’Euro.
D’une certaine manière, c’est la composition sociologique du
Movimente
5 Stella
en Italie, ce qui explique d’ailleurs qu’il ait construit sa
progression largement au détriment de la « gauche »
traditionnelle. Le but ultime consisterait à réduire l’alliance
européiste à son noyau, soit les fractions de la bourgeoisie liées
aux activités bancaires, de services financiers, de communication et
de publicité ainsi que la partie des salariés de ces secteurs qui
est économiquement et idéologiquement capturée par ces fractions.
Notons que, dans le secteur bancaire, cela construit une ligne de
partage entre les salariés des guichets et ceux des services
centraux et des services financiers liés aux marchés
internationaux.
Le
projet de cette alliance (ou de ce « bloc historique »)
doit être celui de la reconstitution des marges d’autonomie de
l’économie française autour de la défense des conditions de
reproduction élargie du modèle social français. Il implique donc
des éléments protectionnistes, chose dont les auteurs de En
Finir avec l’Europe
semblent parfaitement conscients. Par nature, mais aussi par
nécessité, ce projet est aussi celui d’une réindustrialisation
de l’économie française. La dynamique de l’industrie dans la
valeur ajoutée en établi la nécessité économique, tandis que les
représentations construites autour de l’industrie française, et
qui dépassent de loin les frontières du monde ouvrier, font d’un
tel projet une nécessité idéologique pour cimenter les
représentations de ce bloc social. De ce point de vue, ce projet est
compatible avec le discours d’Arnault Montebourg sur le “produire
en France”.
[1]
PEW Research Center, The
New Sick Man of Europe: the European Union , French Dispirited;
Attitudes Diverge Sharply from Germans,
13 mai 2013, http://pewglobal.org
[3]
J. Sapir, « Is the Eurozone doomed to fail », in Making
Sense of Europe’s Turmoil,
CSE, Bruxelles, 2012, pp. 23-27. Idem, « From Financial Crisis
to Turning Point. How the US ‘Subprime Crisis’ turned into a
worldwide One and Will Change the World Economy » in
Internationale
Politik und Gesellschaft,
n°1/2009, pp. 27-44.
[4]
I. Angeloni et M. Ehrmann, « Euro Area Differentials » in
The
B.E. Journal of Macroeconomics,
Vol. 7, n°1/2007, article 24
(http://www.bepress.com/bein/vol7/iss1/art24
C. Conrad et M. Karanasos, « Dual Long Memory in Inflation
Dynamics Across Countries of the Euro Area and the Link between
Inflation Uncertainty and Macroeconomic Performance », Studies
in Nonlinear Dynamics & Econometrics,
vol. 9, n° 4, novembre 2005 (publié par The
Berkeley Electronic Press,
URL :http://www.bepress.com/snde ).
[5]
Sur les effets dépressifs de l’Euro, voir J. Bibow, « Global
Imbalances, Bretton Woods II and Euroland’s Role in All
This », in
J. Bibow et A. Terzi (dir.), Euroland
and the World Economy: Global Player or Global Drag?,
New York (N. Y.), Palgrave Macmillan, 2007
[6]
C. Durand (sous la direction de), En
Finir avec l’Europe,
Paris, La Fabrique, mai 2013.
[7]
C. Durand (sous la direction de), En
Finir avec l’Europe,
op.cit..
[9]
« Beppe Brillo ‘Je suis l’expression d’une colère’ »,
interview publié dans Le
Temps,
n° 4607, Samedi 18 et Dimanche 19 mai 2013, Genève, p. 4.