Les relations entre l’UE et la Russie
Ce texte constitue le résumé de la conférence donnée le mercredi 20 avril au MGIMO (Moscou) sur les relations entre l’Union européenne et la Russie.
La crise ouverte que connaissent les relations entre la Russie et l’Union européenne entre dans sa troisième année. Le récent voyage à Moscou de Jean-Marc Ayrault, le Ministre des Affaires Etrangères de la France, a cependant donné un signal clair que, pour certains pays de l’UE cette crise n’a maintenant que trop durée. Les déclarations très claires de M. Ayrault sur la situation en Ukraine et dans le Donbass, indiquant que la responsabilité principale de la non application des accords de Minsk incombait à l’Ukraine, mais aussi l’invitation qu’il a transmise au Président Poutine à se rendre en France au mois d’octobre, sont des éléments importants qui indiquent la volonté de la France de trouver une issue rapide à cette crise[1]. De même, la déclarations des autorités russe qui annoncent vouloir ratifier les résultats de la conférence sur la climat de Paris en 2015 est un geste dans la bonne direction et il montre que la Russie cherche, elle aussi à sortir de cette crise.
Cette crise, cependant, a largement affectée les représentations de la Russie en France ainsi que dans plusieurs pays européens. Pourtant, on doit noter que cette crise n’est qu’une étape dans une lente dégradation des relations entre la Russie et l’UE. Et, dans cette dégradation, la responsabilité de l’UE est indéniable, même si elle résulte fort souvent des conséquences non intentionnelles de ses actions. Dans le même temps, les relations économiques entre la Russie et l’UE sont en train de changer. Ceci met en question la capacité tant pour l’UE que pour la Russie de prendre place dans un monde multipolaire qui est aujourd’hui une réalité après avoir été pendant longtemps un simple souhait.
Les dirigeants russes, et au premier chef Vladimir Poutine, ont donné maintes et maintes preuves de leur volonté de revenir dans le jeu international, et donc aussi européen. Ils ont signalé au reste du monde que certaines politiques pouvaient entraîner des conflits importants. De ce point de vue, il y a une continuité entre le « Stratégie de Moyen Terme » présentée par Vladimir Poutine, alors Premier ministre de la Russie en 1999, les déclarations qu’il fit, en tant que Président, aux sommets Russie-UE de Saint-Pétersbourg et de Rome en 2003, et son fameux discours prononcé en 2007 lors de la conférence de Munich sur la sécurité en Europe[3].
Mais, il faut aussi constater que la position de la Russie ne fut jamais entendue. Les différents discours de Poutine ont été déformés dans leurs représentations pour les grands médias occidentaux. Il n’y a jamais eu la volonté de prendre en compte ces positions pour en discuter et chercher à aboutir à un modus vivendi. Les termes qu’il avait employés en 2007 raisonnent aujourd’hui avec une force particulière : « Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. Bien plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul Etat, avant tout, bien entendu, des Etats-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines: dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres Etats. A qui cela peut-il convenir? »[4]. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les normes politiques, mais bien les normes économiques et culturelles que les Etats-Unis cherchent à imposer au monde.
Or, il faut rappeler que le droit international est nécessairement un droit de coordination et non un droit de subordination[5], ce que Vladimir Poutine nous avait rappelé, à sa façon dans son discours de Munich. Plus fondamentalement, l’idée d’opposer la souveraineté de la norme juridique des traités internationaux à la souveraineté démocratique des États renvoie à une ignorance profonde des origines du concept de souveraineté[6]. Ce problème git à la base du conflit qui oppose la Russie aux conceptions tant européennes que étatsuniennes depuis maintenant une bonne quinzaine d’années.
Il faut ici savoir que si les traités sont perçus, à juste titre, comme des obligations absolues au nom du principe Pacta sunt servanda[8], ce principe n’est rien d’autre qu’une mise en œuvre d’un autre principe, celui de la rationalité instrumentale. Les traités sont donc naturellement révisables, et ils imposent un accord commun sur l’interprétation de certaines normes et nullement une unification complètes des principes du droit entre les Etats.
Le recours à une vision relativiste de la politique, où il s’agit désormais de trouver le dénominateur commun entre différents discours, tous susceptibles d’interprétations en permanence ouvertes, est une congruence entre l’intégration d’une situation de fait (l’hégémonie américaine) et une idéologie diffuse, le postmodernisme. On aura noté que tel n’est pas le point de vue de Vladimir Poutine. Ce dernier se refuse à croire que « tout se vaut », donc que « tout est contestable ». Il y a bien pour lui des valeurs qui ne sont pas contestables.
Mais il ne croit pas davantage que l’existence de telles valeurs (comme, par exemple, la sécurité collective) puisse induire la disparition des conflits d’intérêts et donc du politique. En ce sens, il refuse fondamentalement la vision américaine d’une unidimensionnalité de l’échelle des valeurs, qui justifierait alors une dépolitisation de certains débats. Il est donc clairement opposé aux thèses encore défendues en 2004 par Francis Fukuyama[9].
La position de la Russie, telle qu’elle est exprimée par Vladimir Poutine, se situe ainsi dans le double rejet et de l’essentialisme du néoconservatisme américain, qui prétend que « nos valeurs justifient notre droit de les imposer à autrui », et du relativisme méthodologique dont s’est imprégnée l’idéologie européenne, pour laquelle il ne s’agit que de construire des procédures et des normes techniques en faisant abstraction de toute légitimité de ces dernières.
La récente décision de la Court Constitutionnelle de la Fédération de Russie de rejeter une décision de la Court Européenne des Droits de l’Homme constitue ici un exemple évident de cette interprétation divergente de la question des normes entre l’UE et la Russie[10].
La question est évidente quand on regarde l’Union européenne. Cette dernière s’est engagée il y a maintenant vingt-cinq ans de cela dans un processus d’élargissement qui ne fut jamais réellement pensé et qui, en conséquence, n’a pu être maîtrisé. Ce processus à nourri des illusions dans plusieurs pays et a été à la naissance de la crise en Ukraine. Si l’union européenne avait clairement dit où se trouvaient ses propres limites et comment elle concevait les relations avec les pays se trouvant au-delà de ses limites, la situation aurait certainement été différente. Cette question de l’élargissement se trouve démultipliée par le liens, implicite mais réel, qui existe entre l’UE et l’OTAN.
Non que ce lien soit nouveau. En fait, on sait que la construction européenne de l’après-1945 fut largement une idée américaine pour servir de base économique à l’OTAN. Mais, la fonction de l’OTAN dans le cadre de la guerre froide n’était pas seulement de garantir l’Europe occidentale contre les menées de l’Union soviétique. Suivant l’adage américain, l’OTAN avait trois fonctions : « keep the US in, keep Germany down and keep Soviet out ». Autrement dit, l’OTAN devait garantir la présence en Europe des Etats-Unis, et prévenir un possible retour vers les politiques isolationnistes des années 1930, l’OTAN était aussi une garantie contre le retour de la puissance de l’Allemagne, et enfin l’OTAN avait naturellement pour fonction de contenir l’Union soviétique.
Or, aujourd’hui, de ces trois fonctions, celle concernant l’Union soviétique n’a plus de raison d’être, celle concernant l’Allemagne est frappée de caducité par la réunification de ce pays, et enfin le danger d’un isolationnisme américain s’est définitivement éloigné, mais les Etats-Unis ne font plus de l’Europe leur priorité et sont de fait bien plus intéressés par ce qui pourrait se passer dans le bassin du Pacifique. Ceci a imposé, dans les faits un changement de nature pour l’OTAN. Dans les années 1990, il était concevable que l’OTAN devienne le « bras armé » des Nations Unies. Mais, la politique néo-conservatrice adoptée par les Etats-Unis, et surtout leur engagement dans l’unilatéralisme (avec l’intervention en Irak de 2003[11]), a transformé l’OTAN en un instrument de la puissance américaine à un niveau en réalité bien plus grand que ce que l’on avait connu du temps de la « Guerre Froide ».
Fondamentalement, l’UE ne sait pas ce qu’elle est. Elle a abandonné en réalité l’idée de se constituer un futur Etat, sur le modèle des « Etats-Unis d’Europe » et elle ne veut certainement pas être une simple structure de coopération institutionnalisé entre les pays membres. D’où découlent les idées de « construction sui-generis » qui sont actuellement en vogue à Bruxelles. Mais, le concept même de construction sui-generis est trop vague pour fournir une identité réelle à l’Union européenne. Cette crise existentielle de l’Union européenne, crise aujourd’hui rendue évidente par le constat qu’il n’existe pas de « peuple » européen et que le projet européen est ouvertement en crise, provoque des incertitudes multiples chez ses partenaires, et elle porte une responsabilité importante dans la dégradation des relations avec la Russie.
Mais, le problème des frontières, et donc celui de l’existence, est aussi posé en ce qui concerne la Russie. La Russie s’est constituée en décembre 1991, lors de la dissolution de l’Union soviétique, sur la base du découpage administratif adopté du temps de l’URSS. Ce découpage était largement arbitraire, et on a eu un bon exemple de ses conséquences avec les événements qui ont conduit au rattachement de la Crimée à la Russie en 2014. Fondamentalement la Russie a le choix entre s’affirmer comme l’héritière de l’Empire tsariste ou s’affirmer comme la patrie des « russiens » (autrement dit tous les gens parlant russe). Les autorités russes ont plutôt choisi la première option, et même si le discours « russien » existe il n’est pas le discours officiel. Mais, le fait qu’il puisse être présent indique que le travail sur l’identité russe est toujours en cours. Or, ce travail sur l’identité a des répercussions évidentes sur la question des frontières. D’ou l’incertitude qui règle actuellement, du moins en Europe, sur la position exacte des frontières de la Russie. Et, cette incertitude a aussi joué son rôle dans la dégradation des relations entre la Russie et l’UE.
Par contre, dans pays membres de l’UE, que soit l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie, ont toujours la possibilité, et sans doute la volonté, d’écrire – à leu niveau – l’Histoire. En cela, ces pays sont identiques à la Russie et ils partagent avec elle des conceptions communes. La question qu’il nous faut alors peser et de savoir si l’Union européenne ne serait pas un obstacle insurmontable dans l’existence de bonnes relations entre les pays européen. Si tel était le cas, il faudrait y voir la critique la plus terrible des institutions européenne qui, rappelons-le, furent aussi constituées pour promouvoir la paix et la coopération en Europe. Le fait que ces institutions européennes soient devenues aujourd’hui un obstacle à cette paix et à cette coopération constitue probablement le plus terrible constat d’échec que l’on puisse tirer de la construction européenne.
Notes
[1] http://www.lepoint.fr/politique/vladimir-poutine-sera-l-invite-de-la-france-au-mois-d-octobre-20-04-2016-2033587_20.php
[2] Sapir J., « Le retour économique de la Russie » in Géopolitique, n°101, mars 2008, pp. 30-41.
[3] Voir Sapir J., Le Nouveau XXIème Siècle, Le Seuil, Paris, 2008.
[4] On trouvera une traduction complète et fidèle de ce discours dans la revue La Lettre Sentinel, n° 43-44, janvier-février 2007, p. 24-29
[5].René-Jean Dupuy, Le Droit international, Paris, PUF, 1963.
[6].Voir Jacques Sapir, « L’ordre démocratique et les apories du libéralisme », Les Temps modernes, n° 610, septembre-novembre 2000, p. 309-331.
[7] Sapir J., « Energobezopasnost’ kak vseobchtchee blago » [La sécurité énergétique comme bien collectif] in Rossija v Global’noj Politike, n°6/2006, Novembre-Décembre.
[8] Simone Goyard-Fabre, « Y a-t-il une crise de la souveraineté ? », Revue internationale de philosophie, vol. 45, n° 4, 1991, p. 459-498p. 485.
[9] F. Fukuyama, State-Building, Governance and World Order in the Twenty-First Century, Ithaca, NY., Cornell University Press, 2004 ; trad. fr. de Denis-Armand Canal, Gouvernance et ordre du monde au xxie siècle, Paris, La Table ronde, 2005.
[10] http://www.vedomosti.ru/politics/articles/2016/04/19/638245-sud-otkaz-espch
[11] Sapir J., « Endiguer l’isolationnisme interventionniste providentialiste américain » in La Revue Internationale et Stratégique, n°51, automne 2003, pp. 37-44. Idem, « Vtoraja iraskaja vojna i Franko-Amerikanskie otnoshenija » (La seconde guerre d’Irak et les relations franco-américaines) in Vostok (Oriens), n°3/2004, pp. 107
La crise ouverte que connaissent les relations entre la Russie et l’Union européenne entre dans sa troisième année. Le récent voyage à Moscou de Jean-Marc Ayrault, le Ministre des Affaires Etrangères de la France, a cependant donné un signal clair que, pour certains pays de l’UE cette crise n’a maintenant que trop durée. Les déclarations très claires de M. Ayrault sur la situation en Ukraine et dans le Donbass, indiquant que la responsabilité principale de la non application des accords de Minsk incombait à l’Ukraine, mais aussi l’invitation qu’il a transmise au Président Poutine à se rendre en France au mois d’octobre, sont des éléments importants qui indiquent la volonté de la France de trouver une issue rapide à cette crise[1]. De même, la déclarations des autorités russe qui annoncent vouloir ratifier les résultats de la conférence sur la climat de Paris en 2015 est un geste dans la bonne direction et il montre que la Russie cherche, elle aussi à sortir de cette crise.
Cette crise, cependant, a largement affectée les représentations de la Russie en France ainsi que dans plusieurs pays européens. Pourtant, on doit noter que cette crise n’est qu’une étape dans une lente dégradation des relations entre la Russie et l’UE. Et, dans cette dégradation, la responsabilité de l’UE est indéniable, même si elle résulte fort souvent des conséquences non intentionnelles de ses actions. Dans le même temps, les relations économiques entre la Russie et l’UE sont en train de changer. Ceci met en question la capacité tant pour l’UE que pour la Russie de prendre place dans un monde multipolaire qui est aujourd’hui une réalité après avoir été pendant longtemps un simple souhait.
La crise n’est pas un accident
La crise actuelle entre la Russie et l’UE n’est nullement accidentelle. En réalité, les relations entre l’Union européenne et la Russie se sont dégradées depuis maintenant plus de quinze ans. Et, on doit constater que cette dégradation est absolument symétrique avec le processus de reconstruction de la Russie qui s’est mis en place à la suite de la crise d’août 1998. On a utilisé, pour décrire ce processus, l’expression de « retour de la Russie »[2]. C’est une réalité, mais elle n’implique aucune volonté « impériale » de la part de ce pays. La Russie, sous ses différentes incarnations, a toujours été une grande puissance européenne. L’effacement qu’elle avait connu à la suite du choc de la dissolution de l’Union soviétique et de la crise économique induite par la transition ne pouvait être que temporaire. Si des acteurs politiques ou de diplomates ont pu penser le contraire, ont pu croire qu’il s’agissait d’un changement permanent, il est clair qu’ils ont dangereusement errés.Les dirigeants russes, et au premier chef Vladimir Poutine, ont donné maintes et maintes preuves de leur volonté de revenir dans le jeu international, et donc aussi européen. Ils ont signalé au reste du monde que certaines politiques pouvaient entraîner des conflits importants. De ce point de vue, il y a une continuité entre le « Stratégie de Moyen Terme » présentée par Vladimir Poutine, alors Premier ministre de la Russie en 1999, les déclarations qu’il fit, en tant que Président, aux sommets Russie-UE de Saint-Pétersbourg et de Rome en 2003, et son fameux discours prononcé en 2007 lors de la conférence de Munich sur la sécurité en Europe[3].
Mais, il faut aussi constater que la position de la Russie ne fut jamais entendue. Les différents discours de Poutine ont été déformés dans leurs représentations pour les grands médias occidentaux. Il n’y a jamais eu la volonté de prendre en compte ces positions pour en discuter et chercher à aboutir à un modus vivendi. Les termes qu’il avait employés en 2007 raisonnent aujourd’hui avec une force particulière : « Nous sommes témoins d’un mépris de plus en plus grand des principes fondamentaux du droit international. Bien plus, certaines normes et, en fait, presque tout le système du droit d’un seul Etat, avant tout, bien entendu, des Etats-Unis, a débordé de ses frontières nationales dans tous les domaines: dans l’économie, la politique et dans la sphère humanitaire, et est imposé à d’autres Etats. A qui cela peut-il convenir? »[4]. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les normes politiques, mais bien les normes économiques et culturelles que les Etats-Unis cherchent à imposer au monde.
Or, il faut rappeler que le droit international est nécessairement un droit de coordination et non un droit de subordination[5], ce que Vladimir Poutine nous avait rappelé, à sa façon dans son discours de Munich. Plus fondamentalement, l’idée d’opposer la souveraineté de la norme juridique des traités internationaux à la souveraineté démocratique des États renvoie à une ignorance profonde des origines du concept de souveraineté[6]. Ce problème git à la base du conflit qui oppose la Russie aux conceptions tant européennes que étatsuniennes depuis maintenant une bonne quinzaine d’années.
La question des normes
Car, les Etats-Unis ne sont pas les seuls à chercher à imposer leurs normes. En réalité, l’Union européenne ne se conduit pas de manière très différente sur ce point, même si les normes qu’elle cherche à imposer sont moins géopolitiques qu’économiques ou sociétales. Ce problème fut évident d’ès qu’il s’est agit d’appliquer l’accord de partenariat et de coopération signé entre l’UE et la Russie au milieu des années 1990. Là où les russes voyaient un accord international traditionnel, les dirigeants de l’Union européenne, et surtout les services techniques de l’UE, avaient une vision plus extensive des normes, et tentaient d’imposer les normes de l’UE comme normes internationales. La question de la « Charte de l’Energie », que l’UE a beaucoup poussée, a symbolisé cette différence d’interprétation des traités et des normes entre la Russie et l’UE[7].Il faut ici savoir que si les traités sont perçus, à juste titre, comme des obligations absolues au nom du principe Pacta sunt servanda[8], ce principe n’est rien d’autre qu’une mise en œuvre d’un autre principe, celui de la rationalité instrumentale. Les traités sont donc naturellement révisables, et ils imposent un accord commun sur l’interprétation de certaines normes et nullement une unification complètes des principes du droit entre les Etats.
Le recours à une vision relativiste de la politique, où il s’agit désormais de trouver le dénominateur commun entre différents discours, tous susceptibles d’interprétations en permanence ouvertes, est une congruence entre l’intégration d’une situation de fait (l’hégémonie américaine) et une idéologie diffuse, le postmodernisme. On aura noté que tel n’est pas le point de vue de Vladimir Poutine. Ce dernier se refuse à croire que « tout se vaut », donc que « tout est contestable ». Il y a bien pour lui des valeurs qui ne sont pas contestables.
Mais il ne croit pas davantage que l’existence de telles valeurs (comme, par exemple, la sécurité collective) puisse induire la disparition des conflits d’intérêts et donc du politique. En ce sens, il refuse fondamentalement la vision américaine d’une unidimensionnalité de l’échelle des valeurs, qui justifierait alors une dépolitisation de certains débats. Il est donc clairement opposé aux thèses encore défendues en 2004 par Francis Fukuyama[9].
La position de la Russie, telle qu’elle est exprimée par Vladimir Poutine, se situe ainsi dans le double rejet et de l’essentialisme du néoconservatisme américain, qui prétend que « nos valeurs justifient notre droit de les imposer à autrui », et du relativisme méthodologique dont s’est imprégnée l’idéologie européenne, pour laquelle il ne s’agit que de construire des procédures et des normes techniques en faisant abstraction de toute légitimité de ces dernières.
La récente décision de la Court Constitutionnelle de la Fédération de Russie de rejeter une décision de la Court Européenne des Droits de l’Homme constitue ici un exemple évident de cette interprétation divergente de la question des normes entre l’UE et la Russie[10].
La question des frontières
Mais, les relations entre la Russie et l’UE se sont aussi dégradées parce que ni l’Union européenne ni la Russie ne savent précisément où se trouvent leurs frontières.La question est évidente quand on regarde l’Union européenne. Cette dernière s’est engagée il y a maintenant vingt-cinq ans de cela dans un processus d’élargissement qui ne fut jamais réellement pensé et qui, en conséquence, n’a pu être maîtrisé. Ce processus à nourri des illusions dans plusieurs pays et a été à la naissance de la crise en Ukraine. Si l’union européenne avait clairement dit où se trouvaient ses propres limites et comment elle concevait les relations avec les pays se trouvant au-delà de ses limites, la situation aurait certainement été différente. Cette question de l’élargissement se trouve démultipliée par le liens, implicite mais réel, qui existe entre l’UE et l’OTAN.
Non que ce lien soit nouveau. En fait, on sait que la construction européenne de l’après-1945 fut largement une idée américaine pour servir de base économique à l’OTAN. Mais, la fonction de l’OTAN dans le cadre de la guerre froide n’était pas seulement de garantir l’Europe occidentale contre les menées de l’Union soviétique. Suivant l’adage américain, l’OTAN avait trois fonctions : « keep the US in, keep Germany down and keep Soviet out ». Autrement dit, l’OTAN devait garantir la présence en Europe des Etats-Unis, et prévenir un possible retour vers les politiques isolationnistes des années 1930, l’OTAN était aussi une garantie contre le retour de la puissance de l’Allemagne, et enfin l’OTAN avait naturellement pour fonction de contenir l’Union soviétique.
Or, aujourd’hui, de ces trois fonctions, celle concernant l’Union soviétique n’a plus de raison d’être, celle concernant l’Allemagne est frappée de caducité par la réunification de ce pays, et enfin le danger d’un isolationnisme américain s’est définitivement éloigné, mais les Etats-Unis ne font plus de l’Europe leur priorité et sont de fait bien plus intéressés par ce qui pourrait se passer dans le bassin du Pacifique. Ceci a imposé, dans les faits un changement de nature pour l’OTAN. Dans les années 1990, il était concevable que l’OTAN devienne le « bras armé » des Nations Unies. Mais, la politique néo-conservatrice adoptée par les Etats-Unis, et surtout leur engagement dans l’unilatéralisme (avec l’intervention en Irak de 2003[11]), a transformé l’OTAN en un instrument de la puissance américaine à un niveau en réalité bien plus grand que ce que l’on avait connu du temps de la « Guerre Froide ».
Fondamentalement, l’UE ne sait pas ce qu’elle est. Elle a abandonné en réalité l’idée de se constituer un futur Etat, sur le modèle des « Etats-Unis d’Europe » et elle ne veut certainement pas être une simple structure de coopération institutionnalisé entre les pays membres. D’où découlent les idées de « construction sui-generis » qui sont actuellement en vogue à Bruxelles. Mais, le concept même de construction sui-generis est trop vague pour fournir une identité réelle à l’Union européenne. Cette crise existentielle de l’Union européenne, crise aujourd’hui rendue évidente par le constat qu’il n’existe pas de « peuple » européen et que le projet européen est ouvertement en crise, provoque des incertitudes multiples chez ses partenaires, et elle porte une responsabilité importante dans la dégradation des relations avec la Russie.
Mais, le problème des frontières, et donc celui de l’existence, est aussi posé en ce qui concerne la Russie. La Russie s’est constituée en décembre 1991, lors de la dissolution de l’Union soviétique, sur la base du découpage administratif adopté du temps de l’URSS. Ce découpage était largement arbitraire, et on a eu un bon exemple de ses conséquences avec les événements qui ont conduit au rattachement de la Crimée à la Russie en 2014. Fondamentalement la Russie a le choix entre s’affirmer comme l’héritière de l’Empire tsariste ou s’affirmer comme la patrie des « russiens » (autrement dit tous les gens parlant russe). Les autorités russes ont plutôt choisi la première option, et même si le discours « russien » existe il n’est pas le discours officiel. Mais, le fait qu’il puisse être présent indique que le travail sur l’identité russe est toujours en cours. Or, ce travail sur l’identité a des répercussions évidentes sur la question des frontières. D’ou l’incertitude qui règle actuellement, du moins en Europe, sur la position exacte des frontières de la Russie. Et, cette incertitude a aussi joué son rôle dans la dégradation des relations entre la Russie et l’UE.
L’Union européenne contre la paix en Europe ?
Fondamentalement, la crise que connaît aujourd’hui l’UE ne laisse pas présager un changement important dans les relations avec la Russie. Paralysée tant par les problèmes politiques, de la crise des réfugiés à l’éclatement des accords de Schengen, de la possibilité du Brexit au conflit entre groupes de pays au sein même de l’UE, mais aussi par des problèmes économiques (et la crise de l’Euro est loin d’être achevée), l’UE est aujourd’hui parfaitement incapable de jouer un rôle dans ce que l’on appelle le monde multipolaire. Cela constitue une différence majeure avec la Russie. L’UE n’est plus le sujet d’une histoire elle est en train de devenir un simple objet.Par contre, dans pays membres de l’UE, que soit l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie, ont toujours la possibilité, et sans doute la volonté, d’écrire – à leu niveau – l’Histoire. En cela, ces pays sont identiques à la Russie et ils partagent avec elle des conceptions communes. La question qu’il nous faut alors peser et de savoir si l’Union européenne ne serait pas un obstacle insurmontable dans l’existence de bonnes relations entre les pays européen. Si tel était le cas, il faudrait y voir la critique la plus terrible des institutions européenne qui, rappelons-le, furent aussi constituées pour promouvoir la paix et la coopération en Europe. Le fait que ces institutions européennes soient devenues aujourd’hui un obstacle à cette paix et à cette coopération constitue probablement le plus terrible constat d’échec que l’on puisse tirer de la construction européenne.
Notes
[1] http://www.lepoint.fr/politique/vladimir-poutine-sera-l-invite-de-la-france-au-mois-d-octobre-20-04-2016-2033587_20.php
[2] Sapir J., « Le retour économique de la Russie » in Géopolitique, n°101, mars 2008, pp. 30-41.
[3] Voir Sapir J., Le Nouveau XXIème Siècle, Le Seuil, Paris, 2008.
[4] On trouvera une traduction complète et fidèle de ce discours dans la revue La Lettre Sentinel, n° 43-44, janvier-février 2007, p. 24-29
[5].René-Jean Dupuy, Le Droit international, Paris, PUF, 1963.
[6].Voir Jacques Sapir, « L’ordre démocratique et les apories du libéralisme », Les Temps modernes, n° 610, septembre-novembre 2000, p. 309-331.
[7] Sapir J., « Energobezopasnost’ kak vseobchtchee blago » [La sécurité énergétique comme bien collectif] in Rossija v Global’noj Politike, n°6/2006, Novembre-Décembre.
[8] Simone Goyard-Fabre, « Y a-t-il une crise de la souveraineté ? », Revue internationale de philosophie, vol. 45, n° 4, 1991, p. 459-498p. 485.
[9] F. Fukuyama, State-Building, Governance and World Order in the Twenty-First Century, Ithaca, NY., Cornell University Press, 2004 ; trad. fr. de Denis-Armand Canal, Gouvernance et ordre du monde au xxie siècle, Paris, La Table ronde, 2005.
[10] http://www.vedomosti.ru/politics/articles/2016/04/19/638245-sud-otkaz-espch
[11] Sapir J., « Endiguer l’isolationnisme interventionniste providentialiste américain » in La Revue Internationale et Stratégique, n°51, automne 2003, pp. 37-44. Idem, « Vtoraja iraskaja vojna i Franko-Amerikanskie otnoshenija » (La seconde guerre d’Irak et les relations franco-américaines) in Vostok (Oriens), n°3/2004, pp. 107
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